

Article de Delphine Veissiere Sommelier
Photographie de le Maison
Le vin de Bordeaux est renommé mondialement pour sa qualité et son élégance légendaire. Proche de l’Océan Atlantique, le vignoble bordelais traversé par les fl euves de la Gironde et de la Dordogne représente la première région vinicole de France, avec ses 7000 châteaux, propriétaires en moyenne de 20 hectares de vignes. Associé au nom de « château » qui lui est légalement réservé (même si certaines étiquettes du nouveau monde galvaudent cette restriction notamment en Chine et en Géorgie), le vin de Bordeaux est élégant, équilibré et parfois presque trop parfait. La technologie y est omniprésente. Les propriétaires des châteaux classés investissent des sommes colossales dans l’architecture des chais et les outils de production utilisant des technologies de pointe qui leur sont enviées par le monde entier. Mais attention, tous les producteurs de la région ne sont pas logés à la même enseigne et cela depuis la fi n du XIXème siècle. Les châteaux sont classés sur la base de leur notoriété, du prix de leurs meilleurs fl acons (appelés « premiers vins ») et de leur terroir depuis que Napoléon III en a fait la demande, à l’occasion de l’exposition universelle. Ainsi et depuis la classifi cation de 1855, seuls 60 châteaux du Médoc (rive gauche du fl euve de la Gironde), un château dans la zone des Graves (Haut- Brion) sont classés. Et cela ne s’arrête pas là.


Sont d’abord recensés 5 Premiers Crus, 14 Deuxièmes Crus, 14 Troisièmes Crus, 10 Quatrièmes Crus, 18 Cinquièmes Crus. Puis, en 1959, la classifi cation des Graves recense les prix, la qualité et la notoriété par château. Enfi n, les châteaux classés Saint-Emilion grand cru (rive droite) ont été classifi és depuis 1955 et leur liste est revue et modifi ée environ tous les 10 ans. En dessous de ces classifi cations, se trouvent les crus bourgeois du Médoc classifi és depuis 1932. En synthèse, les vins des châteaux classés, qu’ils proviennent de la rive gauche (Médoc), de la rive droite (Saint-Emilion et Pomerol) ou des Graves voire de château d’Yquem, Premier Cru Classé à part, sont chers, limités en volume, et donc inaccessibles ou presque. Il faut en effet savoir que désormais il existe en termes de prix un écart de plus de 200 fois entre un simple Bordeaux AOC et un château Pétrus à Pomerol. Le dilemme entre boire et garder en cave ces vins aristocrates pour spéculer sur l’excellence bordelaise est devenue une tentation légitime pour les acheteurs du monde entier!
90% de la production bordelaise est représentée par ses vins rouges, 9% sont des vins blancs secs et seulement 1% sont des vins liquoreux tels que son Altesse le Sauternes autour de la commune de Barsac. D’un côté, la rive gauche produit de grands vins rouges de garde, résultat de l’assemblage de cabernet sauvignon et de merlot (première variété plantée dans le Bordelais). De l’autre, les grands vins rouges de la rive droite (Saint-Emilion, Pomerol avec Pétrus) sont à prédominance de merlot et offrent des dégustations d’élixirs fruités et concentrés, à fort potentiel de garde. A noter que l’on trouve également des vins rouges d’exception à prédominance de cabernet franc tels que ceux proposés par le château Cheval blanc à Saint-Emilion. Enfi n, la tendance récente du vignoble bordelais (tout comme sa cousine bourguignonne) est celle de privilégier la plantation croissante et diffuse de variétés permettant aux domaines de proposer des vins blancs de haut niveau à base de Sauvignon blanc secs notamment dans la zone des Graves (Domaine de Chevalier, château Carbonnieux) et de l’entredeux- mers. Le Sauternais reste une zone de grande liquoreux plus traditionaliste.

C’est le système de la « vente en primeur », réservé aux châteaux classés, qui permet – par le biais de négociants de la place – d’accéder au millésime de l’année précédente dès le printemps de l’année d’après. En somme, il est possible de réserver un vin encore « en construction » dans les tonneaux entreposés dans les chais des domaines bordelais les plus prestigieux, à un prix abordable. Théoriquement, ce système permet un accès à des prix plus faibles que ceux pratiqués sur le marché secondaire qui est celui des bouteilles déjà en circulation dans les circuits commerciaux mondiaux. Malheureusement, la variation de qualité d’un millésime à l’autre, combinée avec la myopie de certains propriétaires mène depuis quelques années à des aberrations. Il devient, en effet, plus intéressant de patienter 18 mois pour accéder à des vins prestigieux comme Château Lafi te ou Château Margaux, qui ont été référencés à des prix de vente « de seconde main », inférieurs au prix fi xé en primeur.
Ce qui est loin de convenir à toutes les parties prenantes de l’écosystème, in primis les grands collectionneurs de vins qui restent, malgré tout, guidés dans leurs achats, par les prix et la rareté de ces précieux fl acons. Sans compter la perte de confi ance des restaurateurs et des cavistes qui peinent à vendre ces vins devenus hors de prix pour être simplement servis et bus en toute quiétude. Le dernier verre avant la fi n du monde aurait pu être un grand vin de Bordeaux mais il devient peu ou prou le grand inconnu du nouveau monde à venir, libre de choisir une étiquette historique certes, mais encore vivante et conviviale. Ce qui est loin d’intéresser la place de Bordeaux (c’est-à-dire les négociants auxquels les châteaux classés livrent leur production) plus occupée à gérer ses marges et factures d’électricité que de promouvoir le rêve d’un temps révolu, celui de l’aristocratie du vignoble et de ses vins d’exception. Le mercantilisme a défi nitivement pris le pas sur la passion, la tradition et l’unicité des grands vins bordelais.
Et puis, non, tous les millésimes n’ont pas la même valeur. Le millésime 2024 est au même rang quele millésime 2021. C’est un millésime mineur voire austère que l’on peut choisir de mettre dans sa cave à condition d’avoir sélectionné méticuleusement le château concerné. On est loin de la richesse de 2018 ou de 2022. Il s’agit d’une année diffi cile et pluvieuse (1400 mm de pluie, contre une moyenne de 780 mm), qui a conduit à une attaque de mildiou très agressive et très précoce et qui n’a permis de maintenir la qualité légendaire des vins de Bordeaux que pour quelques châteaux classés (cf tableau ci-dessous basé sur les données de wine-lister.com). L’ironie de ce millésime a été celle d’atteindre une maturation complète et homogène pour les producteurs, après plusieurs millésimes où il fallait plutôt éviter la surmaturité. Parallèlement, l’infl ation incontrôlée des prix du marché primaire d’année en année, la sur-cotation liées à la passion acheteuse inespérée du marché asiatique (en premier la Chine) et le manque de transparence et d’ajustement du rapport qualité-prix de ces grands vins ont mis la région en diffi culté. En effet, Bordeaux ou non, il s’agit d’abord de vins, matière vivante dont la qualité et la capacité de vieillissement s’opère avant tout dans la vigne. Avec le changement climatique, la vigne est bousculée et son cycle végétatif bousculé. Tous les millésimes ne se ressemblent pas et c’est plutôt une belle nouvelle!

D’où, la polémique persistante et gangrénante du « Bordeaux bashing » qui voudrait nous faire croireque les vins sont trop chers et fondamentalement bien loin du concept de « terroir ». Il est vrai que la fi xation d’un tarif en primeur « habituel » par un propriétaire de domaine classé qui se dit déjà assis sur des sacs d’or, ne déchaine pas les passions. Bien au contraire! L’inconscience du sentiment de richesse est néfaste pour la bonne conduite des affaires et décourage les grands amateurs de vin. Et pourtant.
Comment expliquer qu’il existe des producteurs bordelais amoureux de leurs terres et vivants depuis des générations dans leur domaine, à la manière des « gentleman farmer » toscans ? Il est vrai que les rachats de domaines classés par des fi nanciers, entrepreneurs et autres collectionneurs asiatiques ou russes cèlent une réputation de grandeur sulfureuse, bien loin des artisans du terroir que ce sont les vigneronnes et vignerons locaux. Ces heureux gagnants gèrent ces domaines comme des entreprisesdu luxe sommées de faire des marges en les transformant en airBnB de la réception chic « à la française », le vin étant l’accessoire « nice to have ». Prenez cet entrepreneur parisien (dont je tairais le nom) qui préfère produire des vins blancs tout en fraicheur à la manière d’un grand Sancerre ou des rosés de Provence en terre Bordelaise. Certes, le Sauvignon blanc est une variété très répandue plus au nord, au coeur de la vallée de la Loire mais son expression est bien différente au coeur du vignoble
Bordelais que ce soit à Fronsac ou ailleurs. Tout ça est pure folie ! Le château Coutet à Saint-Emilion (que l’on prononce avec le t dans le sud-ouest) est une antithèse du « bling bling » qui envahit le vignoble du Bordelais oppressé par une administration publique ravageuse et avide de recettes immédiatement engouffrées.le nom) qui préfère produire des vins blancs tout en fraicheur à la manière d’un grand Sancerre ou des rosés de Provence en terre Bordelaise. Certes, le Sauvignon blanc est une variété très répandue plus au nord, au coeur de la vallée de la Loire mais son expression est bien différente au coeur du vignoble
Le domaine Coutet propose des vins équilibrés et chatoyants qu’il faut déguster de toute urgence, encompagnie de son fl amboyant propriétaire, David Beaulieu. Dans le cadre de la propriété, le terroirn’a jamais été traité chimiquement et privilégie les espèces/cépages originels. La densité de plantationest d’environ 6000 pieds/ha. L’encépagement est de 60 % de merlot, 30 % de Bouchet (cabernetfranc), 3 % de cabernet sauvignon avec une touche d’originalité de 7 % de Pressac (malbeclocal). La moyenne d’âge du vignoble est de 41 ans. Les vignes les plus anciennes ont plus de 80 ans. C’est l’un des rares endroits du Saint-Émilionnais où subsistent quelques boqueteaux de chênes pédonculés, verts et rouvres. Les fi guiers y sont bien représentés. Quelques microprairies sèches accueillent plusieurs variétés d’orchidées. Une voie romaine jouxte la propriété et mène à l’océan en passant par le village de Libourne. Une bouteille datée de 1740 avec son bouchon en verre a été retrouvée encore plaine dans la cave du château. Parler de terroir est ici une obligation tant l’histoire et la transmission de génération en génération en font une destination incontournable de la rive droite du bordelais. 2022 est un millésime qui a été particulièrement travaillé par le domaine, en particulier Château Coutet Cuvée Emeri Les demoiselles Saint-Emilion grand cru.